Un étranger arriva à Venise, un été de la fin du XVIIe siècle. Son train de vie magnifique, ses manières élégantes le firent bientôt admettre dans la meilleure compagnie, bien que personne ne sût rien de ses antécédents. Sa figure était de proportions parfaites, la face ovale, le front large et proéminent; les cheveux noirs, longs et flottants; son sourire était enchanteur quoique mélancolique, et l'éclat profond de ses yeux semblait parfois refléter les époques disparues.
Sa conversation était extrêmement intéressante, quoiqu'il fut discret et peu causeur; on le connaissait sous le nom de Gualdi. Il resta quelques mois à Venise; le peuple l'appelait le « Sober Signor » à cause de la simplicité de ses manières et de son costume. On remarqua qu'il avait une petite collection de magnifiques peintures dont il faisait les honneurs à tous ceux qui le désiraient; qu'il était versé dans toutes les sciences et tous les arts, parlant de toutes choses comme s'il y avait été présent; enfin il n'écrivit ni ne reçut jamais aucune lettre et n'eut de compte chez aucun banquier; il payait toujours en espèces et disparut de Venise comme il y était venu.
Il se lia avec un seigneur vénitien, veuf et père d'une jeune fille remarquablement belle et intelligente. Ce gentilhomme désira voir les peintures de Gualdi. Ce dernier fit au père et à la jeune fille les honneurs de sa collection; ils en admirèrent en détail toutes les parties, et ils allaient se retirer lorsque le gentilhomme, levant les yeux, aperçut un portrait de Gualdi qu'à de certaines particularités il reconnut être du Titien. Or le Titien était mort, à cette époque, depuis près de deux cents ans, et l'étranger semblait avoir tout juste atteint la quarantaine. Le Vénitien fit part de sa remarque à Gualdi, qui répondit assez froidement que beaucoup de choses étaient difficiles à comprendre.
Cet incident fut raconté dans la ville, et, lorsque quelques personnes voulurent voir cet étrange portrait, le signor Gualdi avait quitté Venise en emportant la clef de la galerie des tableaux.
(extrait de l'"Histoire et doctrine des Rose+Croix" de Sédir. Le tableau est un portrait d'Ipolito de Medicis parTiziano Vecellio, dit le Titien ;. Galerie Palatine Florence. Visible ici.)